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Hannah : Discours d’introduction à la conférence sur l’esthétique et la science de l’art // Paul Valery

Discours prononcé au deuxième congrès international d’Esthétique et de Science de l’Art, in Variété IV

notamment la page 18 du pdf

voir le pdf sur le site de l’UQAC

couverture-folio

 

 

 

Premiers mots du discours :

 

 

MESSIEURS,

 

Votre Comité ne craint pas le paradoxe, puisqu’il a décidé de faire parler
ici, – comme on placerait une ouverture de musique fantaisiste au commen-
cement d’un grand opéra, – un simple amateur très embarrassé de soi-même
devant les plus éminents représentants de l’Esthétique, délégués de toutes les nations.

 

Mais, peut-être, cet acte souverain, et d’abord assez étonnant, de vos orga-
nisateurs, s’explique-t-il par une considération que je vous soumets, qui
permettrait de transformer le paradoxe de ma présence parlante à cette place,
au moment solennel de l’ouverture des débats de ce Congrès, en une mesure
de signification et de portée assez profondes.

 

J’ai souvent pensé que dans le développement de toute science constituée
et déjà assez éloignée de ses origines, il pouvait être quelquefois utile, et
presque toujours intéressant, d’interpeller un mortel d’entre les mortels,
d’invoquer un homme suffisamment étranger à cette science, et de l’interroger
s’il a quelque idée de l’objet, des moyens, des résultats, des applications
possibles d’une discipline, dont j’admets qu’il connaisse le nom. Ce qu’il
répondrait n’aurait généralement aucune importance ; mais je m’assure que les
questions posées à un individu qui n’a pour lui que sa simplicité et sa bonne
foi, se réfléchiraient en quelque sorte sur sa naïveté, et reviendraient aux sa-
vants hommes qui l’interrogent, raviver en eux certaines difficultés élémentai-
res ou certaines conventions initiales, de celles qui se font oublier, et qui
s’effacent si aisément de l’esprit, quand on avance dans les délicatesses et la
structure fine d’une recherche passionnément poursuivie et approfondie.

 

Quelque personne qui dirait à quelque autre (par laquelle je représente une
science) : Que faites-vous ? Que cherchez-vous? Que voulez-vous? Où pensez-vous d’arriver ?
Et en somme, qui êtes-vous ? obligerait sans doute, l’esprit interrogé à quelque retour fructueux
sur ses intentions premières et ses fins dernières, sur les racines
et le principe moteur de sa curiosité, et enfin sur
la substance même de son savoir. Et ceci n’est peut-être pas sans intérêt.
Si c’est bien là, Messieurs, le rôle d’ingénu à quoi le Comité me destine, je
suis aussitôt à mon aise, et je sais ce que je viens faire : je viens ignorer tout haut.

 

Je vous déclare tout d’abord que le nom seul de l’Esthétique m’a toujours
véritablement émerveillé, et qu’il produit encore sur moi un effet d’éblouis-
sement, si ce n’est d’intimidation. Il me fait hésiter l’esprit entre l’idée
étrangement séduisante d’une « Science du Beau », qui, d’une part, nous ferait
discerner à coup sûr ce qu’il faut aimer, ce qu’il faut haïr, ce qu’il faut accla-
mer, ce qu’il faut détruire ; et qui, d’autre part, nous enseignerait à produire,
à coup sûr, des œuvres d’art d’une incontestable valeur ; et en regard de cette
première idée, l’idée d’une « Science des Sensations », non moins séduisante,
et peut-être encore plus séduisante que la première. S’il me fallait choisir entre
le destin d’être un homme qui sait comment et pourquoi telle chose est ce
qu’on nomme « belle », et celui de savoir ce que c’est que sentir, je crois bien
que je choisirais le second, avec l’arrière-pensée que cette connaissance, si
elle était possible, (et je crains bien qu’elle ne soit même pas concevable), me
livrerait bientôt tous les secrets de l’art.

 

Mais, dans cet embarras, je suis secouru par la pensée d’une méthode toute
cartésienne (puisqu’il faut honorer et suivre Descartes, cette année) qui, se
fondant sur l’observation pure, me donnera de l’Esthétique une notion précise
et irréprochable.

 

Je m’appliquerai à faire un « dénombrement très entier » et une revue des
plus générales, comme il est conseillé par le Discours. Je me place (mais j’y
suis déjà placé) hors de l’enceinte où s’élabore l’Esthétique, et j’observe ce
qui en sort. Il en sort quantité de productions de quantité d’esprits. Je
m’occupe d’en relever les sujets ; j’essaye de les classer, et je jugerai que le
nombre de mes observations suffit à mon dessein, quand je verrai que je n’ai
plus besoin de former de classe nouvelle. Alors je décréterai devant moi-
même que l’Esthétique, à telle date, c’est l’ensemble ainsi assemblé et ordon-
né. En vérité, peut-elle être autre chose, et puis-je rien faire de plus sûr et de
plus sage ? Mais ce qui est sûr et qui est sage n’est pas toujours le plus
expédient ni le plus clair, et je m’avise que je dois à présent, pour construire
une notion de l’Esthétique qui me rende quelque service, tenter de résumer en
peu de paroles l’objet commun de tous ces produits de l’esprit. Ma tâche est
de consumer cette matière immense… Je compulse ; je feuillette… Qu’est-ce
donc que je trouve ? Le hasard m’offre d’abord une page de Géométrie pure ;
une autre qui ressortit à la Morphologie biologique. Voici un très grand nom-
bre de livres d’Histoire. Et ni l’Anatomie, ni la Physiologie, ni la Cristal-
lographie, ni l’Acoustique ne manquent à la collection ; qui pour un chapitre,
qui pour un paragraphe, il n’est presque de science qui ne paye tribut (lire la suite sur le site de l’uqac…)

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